New-York étrenne les saisons avec magnificence, les déforme en un jour, puis les passe à la province qui les ménage jusqu’au bout. L’automne, sur les pelouses de Wellesley, est déjà élimé et couturé de mille pièces de soleil. Dès maintenant les arbres sont marqués pour l’hiver ; un vent affairé, qui affecte d’épargner les feuilles, stérilise les rameaux où la neige ne doit point fondre. En levant la main, on touche une fraîcheur impitoyable. Les sentiers sont trop étroits ; la route trop large. Nous allons, Mademoiselle Blanchet et moi, que le même train amena au collège, nous allons à travers les gazons, enjambant les bordures. Mon chien court après chaque marron qui tombe, étonné de voir qu’on peut s’amuser sans les hommes. Un fermier, en redingote et en cache-nez cochenille, de son tilbury haut perché, regarde en fumant le ciel qui craquèle. Marie-Louise accroche du front un fil de la vierge ; elle baisse la tête, et semble tirer derrière elle le soir entier.
– À quoi pensez-vous, Mademoiselle ?
Elle continue à songer.
– Je me demande, dit-elle enfin, je me demande si vous trouvez quelque différence entre les femmes, car je parie que vous les embrassez toutes. Savez-vous seulement de quelle couleur sont les yeux de Miss Gregor ?
– Je ne sais.
Elle ferme les siens à demi, par coquetterie et par pudeur, car tout autre que moi, après sa question, les regarderait. Mais je ne tiens pas plus à voir et à retenir les nuances des yeux, des cheveux de mes amies, qu’un sculpteur à badigeonner en brun ou en blond sa statue. Je veux que pour se ressembler elles n’aient point à fermer les paupières. Il me suffit qu’elles soient toutes sveltes, qu’elles marchent sans hâte et sans arrêt, qu’elles ne tournent jamais la tête, résignées à tout, étonnées de tout.
– Pourquoi vouliez-vous m’embrasser ?
– Je ne sais.
Je l’ai embrassée parce qu’elle était la plus éloignée de moi et la plus triste, par tendresse et par repentir, parce que je ne la connaîtrai jamais davantage. Ainsi, quand deux paquebots se croisent et que les passagers, tous au bordage, s’envoient des signes, chaque jeune homme dédaigne un moment son flirt, et sourit aux jeunes filles inconnues qui reviennent vers le pays qu’il abandonne, otages de son absence, prendre souci des thés et des repas.
– Oh ! Pour moi, ce n’est point dangereux ! ajoute-t-elle. Je comprends, quand on est content, qu’on embrasse tout le monde.
Chère Française ! Elle a compris davantage. Elle a deviné, comme celles de son pays, que les femmes font un sacrilège en recherchant le bonheur, qu’elles doivent l’attendre, sans se plaindre et sans en souffrir. Comme celles de son pays, je suis certain qu’elle penche la tête pour pleurer, de sorte que les larmes ne passent point par son visage et n’y ont point creusé de traces. Les femmes ne doivent connaître ni le dépit, ni la lassitude. Et d’ailleurs n’ont-elles point, pour tromper l’attente, mille jouets et mille distractions : les coins des fenêtres à petits carreaux, les cuisines, l’été et ses voyages. Elles n’ont qu’à disposer, dans chaque semaine, une petite espérance, dans chaque mois, un petit bonheur : l’achat d’un roman, la partie de tennis, le passage d’un quatuor qui joue le musicien préféré. Ainsi elles seront satisfaites, comme les bohémiens qui vont le long de la route, toujours plus loin, et qui sont joyeux, cependant, à chaque borne kilométrique. Ainsi elles verront avec calme les jeunes gens arriver, hésiter, disparaître, et elles comprendront qu’ils aient, par ambition ou par défiance de soi-même, à refuser plusieurs fois le bonheur avant de le croire offert par la destinée.
Nous voici aux jardins florentins, dont on rogne soigneusement les buis, les chênes-parasols, ainsi qu’on couperait les ongles et les cheveux d’une momie. Accoudés sur la terrasse qui avance dans l’étang, nous nous regardons encore, et nous nous sourions, par amitié. Dans deux heures, elle donnera une leçon. Dans deux heures, je serai chez Miss Gregor. Mais, par un soir pareil, ceux qui aiment et ceux qui travaillent sont bien égaux. Je n’ose, au fond de l’eau, regarder que mon visage. Je n’ose pas être aussi triste que le mérite mon amour.
Les tableaux vivants sont terminés. Les parcs s’animent. Les maisons génoises, les temples grecs, parsemés de bosquets en bosquets, ouvrent leur unique porte ou leur fronton aux initiées. Les équipes de rameuses mettent les yoles à l’eau, s’y logent une par une, luttent côte à côte, en maillot jaune, et lâchent les avirons à l’arrivée en levant les bras. Sur un cours de tennis, deux grandes qui n’ont point encore leurs balles, feignent cependant de jouer, de rater, de couper, et rient très haut. Puis voilà qu’une freshman en jersey rouge s’affale sur la berge. Elle veut lire, mais se frotte les yeux, puis frotte son livre, s’étend sur le dos et regarde le ciel. Et elle est penchée sur lui comme nous sur notre étang, et elle se retient, peureuse, aux touffes d’herbes.
Florence et Cressida Harris nous ont aperçus et viennent nous saluer. Elles se bousculent pour s’obliger l’une l’autre à marcher sur les massifs. La vague de leur robe n’a point de dentelles ou d’écume, comme celles des femmes Et point de courant d’air, quand elle courent. L’air les contient comme un oiseau. Florence va les bras croisés, maintenant fixes ses yeux de poupée : Il suffirait de lui incliner la tête pour qu’ils basculent. Cressida sans cesse ouvre la bouche et sans cesse halète. Elle n’a jamais dû se voir dans une glace : elle fait trop de buée. Ses cils qui s’entrecroisent démêlent sans peine son regard.
Or, je sens vraiment que ce pays est la patrie des jeunes filles. L’Europe est profitable aux femmes qui vieillissent ; elles y retrouvent tous les souvenirs qu’elles n’ont point eus, un passé tout fait qui est leur revanche ou leur consolation. Mais ici, point de ruines, point de ponts écroulés, pour donner, avant de l’avoir éprouvé, les regrets qui suivent l’amour. La solitude en est impitoyablement bannie : d’immenses fleuves accaparent, à sa naissance, la moindre source ; un tramway longe chaque cottage. Et d’ailleurs les jeunes filles n’ont point à user les modes, les sentiments de leurs aînées ; elles étrennent des prénoms inconnus ; à leurs mains manque quelquefois la ligne de vie, ou d’amour, ou de bonheur : un biseau net et clair encadre leurs paupières ; aux endroits où elles pleurent, elles sont la première femme qui pleura, et leur rire éveille les premiers échos des parcs à mélèzes bleus, à fougères géantes, à collines rugueuses d’où dégringolent en boule, environnés d’abeilles, les oursons apprivoisés qui vont jouer ensuite aux tuyaux d’arrosage.
Mais voici ma cousine et son gouverneur, escortés des intendantes. Renée-Amélie me tend la main, Don Gonzalès s’incline, tape ses mâchoires l’une contre l’autre, louche vers le centre, louche aux ailes, et ses oreilles remuent. Et les présidentes des clubs, décorées aux couleurs de Wellesley, nous présentent la gloire du collège, Benvenuta Deacon, la plus belle fille d’Amérique. Idole de ses compagnes, elle habite le hall d’honneur. Une vieille gouvernante l’accompagne aux dîners que lui offrent diverses villes, anxieuses de l’admirer. Tout en elle est si parfait qu’on hésite avant de la trouver belle ; mais la beauté la plus éclatante, auprès de la sienne, se fane, disparaît.
– Comme vous êtes splendide ! dit trop cérémonieusement Renée-Amélie. Et que les journées doivent être courtes pour prendre soin d’une pareille majesté !
Benvenuta s’incline ; elle est le contraire de ces portraits qui sourient seulement quand on les regarde. Son visage est toujours grave, mais vous sentez, à mille fossettes, à mille ressorts, qu’elle se met à sourire dès qu’elle est seule.
– Les journées sont bien longues, répond-elle. Mais je lis, maintenant. Je lis les romans français. Il y arrive des choses si souhaitables que cela fait prendre du goût à la vie.
Don Gonzalès me présente :
– Manuel le quatrième. Duc de Tacna.
Il me donne mon titre ducal pour m’humilier, car Tacna est la ville qui sert de bouc émissaire au Chili. Tous les cyclones s’y abattent, les contrebandiers y sont les seuls gendarmes, les Tacniens passent pour ne jamais comprendre et ne point fermer leurs portes. Mais je dédaigne ces commérages. Tacna, avec ses cirques, ses grenouilles géantes, ses chapelles vert-de-gris, est un joyau sur la garde du Chili, de cette épée accrochée au flanc de l’Amérique. Et les Tacniennes aiment la justice. Quand Sarah Bernhardt fît au Sud une tournée désastreuse, elles la vengèrent par leurs acclamations.
Je baise la main de Benvenuta.
– Prenez garde à Don Gonzales, lui dis-je. Il hait les romans.
Le gouverneur trouve moyen de me regarder par dessus son monocle.
– Je hais les romans français, affirme-t-il.
– Vous haïssez, interroge Benvenuta, ceux où les jeunes gens deviennent amant et maîtresse ?
– Je les hais tous, réplique Don Gonzales. Les Français sont gens peu sérieux, et je souhaite qu’une belle nuit le rasoir coupe toutes leurs moustaches en croc et leurs barbes à pointe. Au Chili, alors que j’étais ministre, j’ai compulsé maintes fois les dossiers des Français immigrants. Il n’en est point un qui n’ait gâché une année de sa vie avec une marquise ou avec sa servante. Je songe au frère de Robespierre, qui tomba, à soixante-dix-huit ans, amoureux d’une épicière Fernandoise, et l’épousa, et devint la risée des gamins de Rancagua qui le poursuivaient quand il passait à cheval sur son âne, ses longues jambes traînant à terre. Je songe au capitaine Désiré Descombes, de Bordeaux, qui avait apporté à Santiago deux parures magnifiques, l’une en diamant, l’autre en acier, l’une portée par Madame Solar, la seconde par Madame Blanco : et l’on trouva le capitaine dans le coffre à bois d’une de ces dames. Et j’ai connu moi-même Pinchon, qui portait sa barbe tressée en natte et y attachait sa montre. Après avoir découvert des dents incombustibles que le maté n’attaquait point, il exposa, comme réclame, dans la plus grande rue de Coquimbo, le groupe en cire de deux amoureux enlacés. Je le fis saisir et fondre en cierges... Voilà les Français.
– Taisez-vous, Don Gonzalès. Vous ne savez ce que vous dites.
Il aspire épouvantablement l’air, en gargarise son corps entier, et le rejette avec stupéfaction. Les intendantes me contemplent tristement, atterrées de mon insolence...
– Qu’est-ce que je ne sais pas, Don Manuel ?
– Ce que vous ne comprenez point, Gonzalès.
– Qu’est-ce que je n’ai point l’honneur de comprendre ?
– L’amour.
Benvenuta se croit seule : elle sourit.
– C’est cela. Altesse, supplie-t-elle. Parlez-nous de l’affection ! Est-il vrai aussi que les Françaises se fardent ?
On aurait envie de répondre à Benvenuta un long discours dont chaque phrase affirmerait le contraire de celle qui l’a précédée. Je suis sûr qu’elle ne s’en apercevrait point. Elle écoute avec tant de passion qu’elle comprend et qu’elle oublie à mesure :
– Les Françaises passent leur temps à se farder, lui dirait-on. Ce sont les femmes les plus naturelles que l’on connaisse, et elles bavardent toujours. Il faut, pour arriver à les faire parler, les supplier, les menacer, mais elles sont infiniment fidèles. Celui qu’elles trompent elles le regrettent toujours.
Il est cinq heures. Je prends congé. Au fond, j’aurais dû ne pas venir. Je voulais regarder une dernière fois Renée-Amélie face à face, me convaincre de mon indifférence, lui reprendre tant de souvenirs et les porter à brassées vers Miss Gregor. Or, voilà sur ses lèvres un sourire inconnu qui continue tout mon passé. Voilà dans ses yeux un regard que je reconnais.
Il est cinq heures ; je m’éloigne lentement, car il me faut contourner toutes les jeunes filles assises autour de nous sur le gazon, amie contre amie. La maisonnette de Shakespeare m’oriente dans ce dédale : Sur ses pignons cirés, sur ses portes de buis, les derniers rayons, trop éloignés maintenant du soleil, meurent de fatigue un par un, comme les hirondelles abattues au large sur un navire. La lune aussi fond peu à peu dans le soir qu’elle odore de menthe. Miss Gregor, accoudée à la fenêtre, doit fermer les yeux pour s’habituer à la nuit. Je vais vers elle... Je ne me hâte point. Le bonheur ne nous pèse guère, à condition, comme un haleur, de le tirer au pas. Et je tiens, pendant l’heure qu’il me reste à être enfant, à m’amuser une dernière fois des enfantillages du monde, des grosses dames qui s’enfournent dans les trams, des policemen qui glissent sur une pelure d’orange, des vieilles qui s’en vont au prêche, courbées, en jaquette aubergine bordée de renard. J’aurai, me semble-t-il, à partir de demain, à ne sourire qu’aux choses et aux visages attristés. Le bruit des samovars qui bouillent, des petites cuillers qui tombent, du vin qui dans les verres fait glouglou, ne pourra plus me réjouir. Et c’est le dernier jour aussi où l’orgueil et la pauvreté des femmes ne peuvent m’atteindre. Je me sentirai visé moi aussi, désormais, par le dédain dont elles écartent, dans les omnibus, tous les pauvres cœurs qui sont là, par le regard dur et sans contrainte qu’elles dirigent sur la glace en mettant leurs épingles à chapeau. Je saurai que toutes sont maudites, puisque chacune porte en son cœur de quoi nous les faire désirer toutes, et n’est que le prétexte de sa propre ruine. Je saurai qu’elles vieilliront, et qu’il y a déjà, au creux de leur main, assez de rides pour craqueler le corps le plus somptueux. C’est vers tout cela que je vais, c’est vers ce qu’on appelle le bonheur, et je ne me hâte point.
Mais ce qui m’appelle et me retient par mes gants :
C’est Renée-Amélie, tout essoufflée, dont la robe se froisse et se défroisse, dont les yeux se ferment et s’entreferment.
– Cousin, peut-elle dire, où allez-vous ?
– Je rentre à Boston.
– N’y allez pas. Je veux vous garder tout ce soir.
– On m’attend.
– Restez !
Elle a juste assez de poudre de riz pour que je la voie rougir. Les coudes joints, les mains réunies sur ma main, elle penche la tête en arrière, à mesure que je me hausse au-dessus d’elle, et que s’ouvrent ses yeux.
– Je ne veux plus rien vous cacher, cousin. Depuis le soir où, me croyant mourante, vous m’avez avoué votre amour, je ne pense qu’à vous. À mon réveil, le lendemain, mon cœur battait. Ces yeux, que vous ne connaissiez pas, je les ouvrais autant qu’ils peuvent s’ouvrir, je les tournais vers tout ce qui reflète, et j’en éprouvais le même plaisir qu’à me répéter tout haut, dans la solitude, un gros secret. J’écrivis quinze pages à ma meilleure amie : je lui avais câblé la veille que je ne voyais rien à dire et je dois vous avouer qu’une larme tomba, non sur le papier à lettres, par bonheur, mais sur le buvard. Don Gonzalès, qui vous avait contredit, me semblait à la fois digne de mépris et de compassion. Sa barbe surtout n’est-ce pas ? est ridicule... Si tout cela est de l’amour, ô mon cousin, je vous aime bien volontiers.
Un moineau anglais vient de s’apercevoir qu’il a perdu son nid, ses petits, son oiselle. Il nous interroge en piaulant. Mais il remarque tout à coup que les feuilles tombent, que les nuages disparaissent. Consterné, il se tait. Renée me supplie.
– Restez.
– Je ne puis.
– Vous ne vous êtes point demandé, Manuel, pourquoi je suis, depuis hier, si mélancolique. C’est que j’avais deviné, le jour où vous étiez à mon chevet, que vous fermiez les yeux, soudain. J’avais ouvert les miens. Je vous avais vu. Je me faisais une secrète joie de vous intriguer en vous reconnaissant au milieu de vos amis. Mais quand, traversant leur cercle, j’ai marché droit sur vous en vous saluant de votre nom, vous avez trouvé naturel, sans vous avoir jamais vu, que je vous distingue des autres. Vous êtes orgueilleux. Restez avec moi ce soir, par pénitence.
– On m’attend à six heures.
– Un ami ?
– Miss Gregor.
– Je vous demande si elle vous aime ?
– Je n’aime personne plus qu’elle.
Renée croit que je plaisante. Je plaisante peut-être. Elle rougit :
– Alors partez, et qu’on s’embrasse entre cousins !
Je veux poser mes lèvres au hasard. Mais elle sera de celles qu’on n’embrasse jamais où elles le désirent. Elle se récrie. Je recommence.
– Cette fois, vous me faites mal, Manuel !
Elle sera de celles auxquelles on fait toujours mal. Les prendre au poignet les casse ; les toucher à l’épaule leur fait des cloques. Je croise mes mains derrière mon dos pour l’embrasser.
Elle a rejoint Don Gonzalès, dont la voix basse traverse tous les obstacles et n’a pas besoin d’écho. Un tramway ignorant m’emporte vers Boston. Voici, sur les châtaigneraies, un petit soir livide où le soleil s’est dédoré. Voici le port, l’hôtel. Et voici l’ascenseur, que j’arrêterai un étage trop bas, malgré le boy qui sait où je vais et qui ne comprend plus. Et voici, plus haute, plus silencieuse, Miss Gregor qui penche sur moi son visage, à mesure que je m’agenouille et que se ferment ses yeux.